Je ne pense pas que brandir la liberté
d'expression comme un dogme soit très raisonnable.
L'hebdomadaire Charlie Hebdo a le droit
de publier ce qu'il veut. Mais est-ce bien utile ? Depuis
plusieurs décennies, ce journal a autant ridiculisé le pape et les
curés que le prophète et les imams. Dans quel but ? Informer
ou faire rire ?
Je n'ai jamais acheté ce journal, mais
je ne peux pas dire que ses « Unes » aperçues parfois à
la devanture des kiosques ne m'aient pas fait rire. La caricature est
une tradition historique de la presse indépendante. En déformant,
en forçant le trait, le caricaturiste attire l'attention sur une
information particulière et fait réagir. Il n'informe pas, il
commente et prend parti. C'est sa liberté.
Le caricaturiste est le plus libre des
journalistes. Il peut utiliser le sarcasme, la moquerie, l'excès, le
ridicule... Parce son but n'est pas de transmettre une information,
mais de nous faire sourire ou nous agacer, à partir d'une vision
déformée de l'actualité. Pour le dessinateur de presse, les
hommes politiques sont d'excellents sujets, des clients, comme on dit dans le métier. Les sportifs et les stars
du showbiz beaucoup moins. Il est vrai qu'ils n'ont pas souvent
besoin d'être caricaturés pour nous faire rire.
On pourrait donc s'amuser de tout... Mais
doit-on tout dire ? Tout écrire ? Tout publier ? Tout
montrer ? Devons-nous vraiment revendiquer la liberté de tout
exprimer ?
Nous refusons la liberté d'expression
à ceux qui font l'apologie du racisme, des crimes et massacres. Avec
une sensibilité particulière à l'idéologie nazie, et une
référence constante aux Droits de l'Homme. Il est également
interdit de diffamer les personnes. Les vivants en tous cas. Pour les
dieux et les prophètes, c'est sans doute différent...
La liberté d'expression connait ainsi
quelques limites, qui ne s'appliquent pas qu'à la presse, même si
celle-ci assume une responsabilité particulière. Mettons de côté
les réseaux sociaux qui ne sont pas des organes de presse mais de
gigantesques cafés du commerce où tout le monde peut parler
de tout et exprimer un avis sur n'importe quoi. Sans se montrer, sans avoir à assumer ses propos.
Revenons au sport. Pouvait-on tolérer,
au nom de la liberté d'expression, la présence dans un stade d'une
banderole traitant les supporters de l'équipe adverse de pervers
sexuels, comme cela s'est produit à l'occasion d'un match de
football il y a quelques années ? Non, bien sûr. Pas plus que
nous n'acceptons de voir une croix gammée utilisée pour faire
passer un message de haine. Quant aux humoristes, ils bénéficient
d'un statut particulier puisqu'on accepte chez eux des écarts de
langage homophobes, racistes, sexistes. C'est parfois choquant,
mais c'est pour la bonne cause : ils font rire le peuple...
Lorsque l'on est journaliste, la
liberté d'expression est comme l'orthographe. Elle exige une
attention constante. Doit-on publier une photographie qui met en
cause un personnage public ? Doit-on relater des propos tenus en
privé ? Doit-on dénoncer un agissement, certes interdit, mais
dont la publication n'aurait pour seul effet que de discréditer
son auteur ? La justice est-elle saisie ? Quel respect
accordons-nous à la vie privée ?
La presse locale est plus attentive au
respect des personnes que la presse nationale. Non que le journaliste
local soit plus compétent que ses confrères parisiens,
mais parce qu'il entretient une relation presque physique avec chacun
de ses lecteurs. Ce journaliste tourne sept fois sa plume dans son
encrier avant d'écrire une information qui ne fera pas plaisir à un
élu, un président d'association ou même un simple citoyen. Il
mesure parfaitement les conséquences d'une information diffusée
dans la presse. « Si c'est écrit dans le journal, c'est que
c'est vrai » entend-on encore aujourd'hui. Quelle
responsabilité !
C'est parfois la peur qui retient le
journaliste devant son clavier. Peur d'une réaction vive, peur de
subir des menaces, y compris physiques, de perdre la confiance de
certains interlocuteurs. Sans parler de la sanction financière, le
chantage à la publicité utilisé sans honte par certains
responsables politiques.
C'est aussi le respect des autres, ceux
dont il pourrait dénoncer tant de turpitudes, ceux qui mènent une
vie qu'il n'approuve pas, qui ne partagent pas ses idées. Le
journaliste s'interroge. « Cette information est-elle utile ?
Ne risque-t-elle pas d'avoir pour seule conséquence de détruire la
réputation d'une personne ? Ne suis-je pas en train de me
faire plaisir, en réglant des comptes personnels, parce que cette
personne, un jour, a été désagréable avec moi ? ».
C'est enfin, pour le journaliste, le
risque de perdre un informateur et de détruire une relation de
confiance qui lui permet d'accéder à certaines informations.
Faut-il tout dire ? La question
revient, lancinante.
Avec une forte dose de cynisme, on
pourrait dès lors orienter la réflexion dans un autre sens. Et
imposer l'obligation d'information comme une condition à la liberté
d'expression. En d'autres termes : « tu peux tout
exprimer, mais à condition de tout dire ».
Arrêtons-là le cynisme, qui est
aussi dangereux que l'humour s'il n'est pas maîtrisé. L'homme est
un être social complexe, riche de sa personnalité. Le vivre
ensemble n'interdit pas la confrontation et les divergences. Il
exige cependant le respect mutuel et la tolérance.
Revendiquons la liberté d'expression,
mais pas pour n'importe quoi !
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